Pratiques plurilingues et apprentissage des langues dans l’adolescence


Luci Nussbaum
GREIPUniversitat Autònoma de Barcelona

Introduction

Depuis plus d’une vingtaine d’années, la didactique des langues s’est intéressée aux études d’orientation sociolinguistique décrivant des usages langagiers interpersonnels dans des situations de multilinguisme social. Bien que la didactique des langues ait ses propres objectifs – réaliser des propositions pour optimiser les apprentissages des langues et évaluer leur efficacité, les résultats des travaux en sociolinguistique sont stimulants pour comprendre certains phénomènes observables dans les classes de langues.   

Ce fait est d’autant plus pertinent qu’aujourd’hui l’apprenant se nourrit des multiples possibilités de contact avec les langues que lui offrent les technologies de communication globalisées. En effet, les élèves, notamment adolescents, ont de nombreuses occasions pour pratiquer les langues à travers l’utilisation d’Internet pour les travaux scolaires, mais aussi pendant les moments de loisir, en écoutant de la musique et en participant à des réseaux sociaux numériques.

D’autre part, les approches socio-interactivistes qui explorent les processus d’apprentissage suggèrent que ceux-ci sont activés notamment lorsque les personnes participent à des activités pour réaliser des tâches concrètes avec leurs partenaires. Cette participation permet à l’apprenant non seulement d’activer ses propres compétences, mais aussi et surtout d’acquérir de l’expertise à communiquer (gérer l’activité, proposer des sujets et résoudre ou contourner des obstacles d’intercompréhension à travers des procédures de réparation diverses).

En plus, beaucoup de travaux actuels s’intéressent aux pratiques vernaculaires – comprises comme des activités langagières quotidiennes informelles extérieures aux institutions éducatives – des adolescents et des jeunes, liées aux cultures populaires numériques, et donc délocalisées, c’est-à-dire réalisées sans la présence physique des locuteurs. Ces pratiques constituent aussi des instances d’usage et de transmission de ressources langagières. 

Ce texte débute par la présentation de certains aspects de la compétence plurilingue, ainsi que du rôle des pratiques plurilingues pour l’utilisation et l’apprentissage des langues. Dans un deuxième temps, nous soulignerons les particularités de l’utilisation des langues dans l’adolescence. Cette contribution se termine par des réflexions sur la pertinence de ‘didactiser’ le plurilinguisme et d’établir des ponts entre pratiques vernaculaires et activités de classe.   

 

L’éducation langagière au XXIème siècle est plurilingue.

La construction des compétences langagières est liée aux expériences de socialisation des personnes, dans la famille, avec les pairs, dans l’environnement, dans l’éducation formelle et à travers les réseaux numériques divers. Ces expériences, qui permettent de s’approprier des formes culturelles de l’entourage réel ou virtuel, laissent des traces dans les répertoires communicatifs, compris comme l’ensemble des ressources dont les personnes disposent pour agir socialement, en produisant et en interprétant du sens. Les répertoires – qui comprennent les variétés linguistiques, les dialectes, les genres de discours, ainsi que des ressources multimodales qui accompagnent la parole en présence (gestes, expressions faciales, etc.) – sont dynamiques, au sens où ils se construisent et se reconstruisent tout au long de la vie. Ainsi, certaines de ses composantes peuvent être toujours disponibles pour son utilisation, d’autres peuvent être oubliées ; certaines permettent d’activer des compétences orales et écrites complètes, d’autres ne constituent que des capacités passives à reconnaître des formes de certains systèmes linguistiques (Nussbaum, 2013, entre d’autres). 

Quoi qu’il en soit, la personne plurilingue n’est pas quelqu’un qui possède une somme de compétences stockées dans des compartiments étanches pour chaque langue, mais quelqu’un qui a une compétence originale et créative qui lui permet non seulement de choisir les ressources appropriées à chaque situation, mais aussi de rechercher des formes – tantôt hybrides, issues de la combinaison de systèmes sémiotiques divers, tantôt en alternant des langues – pour communiquer de manière efficace. Ces modes plurilingues – qui reçoivent diverses appellations (cf. Nussbaum, 2013, pour un possible inventaire et leurs provenances) – sont caractéristiques des sociétés contemporaines, mais ils sont aussi inhérents à l’apprentissage et un moteur pour l’acquisition de nouvelles compétences.

En effet, de nombreuses études indiquent que les pratiques plurilingues – dans l’établissement d’enseignement ou en dehors de celui-ci – constituent un atout pour augmenter l’expérience à communiquer. Dans ce sens, Nussbaum (2013) indique que les apprenants, aux stades d’apprentissage initial ou intermédiaire d’une langue donnée, utilisent des formes hybrides ou des alternances de langues pour pouvoir participer aux activités de la classe, et demandent de l’aide pour surmonter les obstacles à la communication. En échange, les apprenants qui ont eu plus d’expériences de contact avec la langue cible s’expriment en utilisant uniquement ce qu’ils perçoivent comme appartenant au système de cette langue et surmontent les obstacles de communication par des reformulations ou des périphrases. Ainsi, l’expertise pour communiquer dans la langue cible consiste à passer des usages plurilingues à la capacité d’utiliser une seule langue lorsque les circonstances l’exigent. Le passage par des modes de communication plurilingues semble incontournable dans le processus d’apprentissage. Voyons un exemple illustratif ci-dessous.

Dans le fragment suivant, Clara (CLA) et Ramon (RAM), apprenants de français à Barcelone, discutent à propos des objets qu’ils emporteraient sur une île déserte (les symboles utilisés pour la transcription se trouvent en annexe).   

 

Fragment 1

  1.   CLA:  non nous peut porter un: des: com és diu des choses comme tiseurs\.
  2.   RAM:  tiseurs\.
  3.   CLA:  com es diuen tisores/. un coteau mais- 
  4.   RAM:  oui un coteau c’est [c’est]
  5.   CLA:  [choses] choses comme ça pour utiliser à la: à l’île\.
  6.   RAM:  bien un couteau\.
  7.   CLA:  un couteau: a: des robes\.
  8.   RAM:  [une: ]
  9.   CLA:  (XXX) pour roba robe/. des robes: 
  10.         des vêtements pour fabriquer un un lieu pour dormir quand il pleut quand il pleut\.
  11.  RAM:  oui c’est bien et aussi une cagne:\ une cagne pour pêcher\.
  12.  CLA:  mais si nous a des coteaux:- m:- if si nous a des cotons nous peut: utiliser pour_
  13.  RAM:  cotons/. qu’est-ce que tu veux dire pour cotons/.
  14.  CLA:  coteau\.
  15.  RAM:  ah coteau\.
  16.  CLA:  coteau un ganivet\.
  17.  RAM:  couteau un ganivet ah:-
  18.  CLA:  nous peut utiliser ça pour pêcher\.

 

CLA cherche le mot pour l’objet qu’elle veut proposer (ciseaux), mais elle ne le connaît pas ; alors elle propose une forme hybride ‘tiseurs’ à cheval entre le catalan (tisores) et le français ; elle demande le mot à son partenaire, mais, avant qu’il ne réponde, elle change d’opinion et propose ‘coteau’, que RAM semble ne pas comprendre. Ensuite elle indique son idée en chevauchant une partie de son énoncé avec la question de RAM. Finalement, RAM produit le mot adéquat en français, que CLA reprend (lignes 1-7). Après une courte pause, elle propose ‘des robes’, un mot qui existe en français mais qui ne répond pas au sens qu’elle veut exprimer, ce qui est observable par énoncé mixte et l’intonation montante. Elle reprend ‘robes’ et elle paraphrase son idée. RAM accepte (lignes 7-11). Dans le même tour de parole, RAM propose alors un autre objet avec une forme hybride catalan/français (canne-canya). Malgré le fait que le mot « couteau » a été proposé par RAM et répété par CLA, elle ne l’a pas retenu, de manière que l’on observe une oscillation entre coteau/coteaux/cotons, ce qui provoque la question de RAM (ligne 13) et une négociation jusqu’au moment où Clara propose le mot en catalan (ganivet). 

On peut donc observer que CLA et RAM arrivent à construire du sens en ayant recours à leurs compétences en français, en leur langue de communication habituelle (catalan), mais surtout en utilisant des formes hybrides, des constructions non-standard, des autoréparations et des paraphrases, procédures utiles pour maintenir la fluidité de leur activité. Face aux obstacles de communication causés par le manque de ressources, l’apprenant a trois options : a) abandonner les objectifs de communication ; b) remplacer le manque de ressources par l’utilisation de formes alternatives (d’autres langues, des gestes) et c) « inventer » des ressources à titre provisoire. Dans le cas de l’exemple précédent, CLA et RAM choisissent d’utiliser les procédures b) et c), qui leur permettent d’être efficaces et fluides d’un point de vue de la communication.

Encore aujourd’hui, de nombreux enseignants craignent ces procédures de peur qu’elles ne s’inscrivent à jamais dans le répertoire de l’apprenant et, par conséquent, réclament des usages monolingues. Cependant, la stabilisation des ressources est un processus lent et sujet à variation, comme on le verra dans le fragment suivant.

 

Dans cette activité, María (MAR) et Juana (JUA) doivent trouver, en se posant des questions, les différences entre le dessin que chacune possède et que l’autre ne peut pas voir. 

 

Fragment 2

  1.  MAR: le garçon eh: a:-  les yeux ma:rron/.
  2.  JUA: oui\.. il y a..  de: quoi/.. cómo se dice cuánto vale/. 
  3.  MAR: no lo sé \. 
  4.  JUA: ((à l’enseignante)) cómo se decía cuánto vale/. 
  5.           es que no me acuerdo\.
  6.  ENS: combien\. oui\. combien coûte/.
  7.  JUA:   combien coûte le: le raïm/.
  8.  MAR: eh xxx
  9.  JUA: combien coûte coute le_ coûte coûte \.
  10. MAR: trois et: cinquante\.
  11. JUA: mm_.  trois cinquante\.
  12. MAR: e: quant coste:- eh_ 
  13. JUA:  [coste]
  14. MAR: [coste]. combien les pommes/. 

 

A la ligne 2, JUA demande comment on dit « combien ça coûte » ; MAR ne le sait pas et JUA pose la question, en espagnol, à l’enseignante – qui circule dans la salle – en disant qu’elle ne s’en souvient pas. L’enseignante répond et continue à circuler (lignes 1-6). Ensuite JUA demande le prix du raisin (raïm, en catalan). MAR répond quelque chose incompréhensible, et JUA demande à nouveau et répète quatre fois le mot ‘coûte’. MAR répond, mais paradoxalement les deux filles répètent 3 fois la forme hybride ‘coste’. Cette variation illustre, comme dans l’exemple précédent, que l’acquisition de ressources n’est pas directement liée à la présence de « modèles corrects », mais à d’autres processus plus complexes, en rapport, dans une large mesure, à l’utilisation significative et récurrente du langage dans des contextes sociaux diversifiés.   

Au-delà de l’admission des usages plurilingues comme propulseur des apprentissages langagiers, une tâche stimulante pour la didactique des langues est celle d’établir des passerelles entre les pratiques communicatives des étudiants en dehors de la classe et celles qui y sont proposées. La didactique actuelle devrait, à notre avis, s’intéresser à ces pratiques de socialisation informelle – à travers les médias et les réseaux numériques – pour en tirer profit en les intégrant, de façon réflexive, dans les activités de classe. Notre dernière section porte sur cette question.

 

Pratiques vernaculaires dans l’adolescence

Des études sur le langage des adolescents dans l’enseignement secondaire montrent la grande créativité des usages langagiers des jeunes, capables de construire leurs propres variétés de groupe et de les transmettre entre égaux (voire, par exemple, Trimaille et al. 2020). Ces usages contiennent des énoncés d’une grande diversité, saisis soit dans le contexte éducatif lui-même, dans des jeux et des lectures, dans des interactions avec des copains d’autres pays (à travers des échanges scolaires, par exemple), mais aussi appris à travers les réseaux sociaux numériques. 

Ces pratiques de littératie multimodale (Soubrié et al. 20219), c’est à dire, des activités de lecture et d’écriture, souvent plurilingues, qui mettent en jeu une gamme notable de systèmes sémiotiques (textes, images, icônes, sons, etc.), servent aux jeunes à se reconnaître en tant que groupe et à se démarquer des pratiques que l’institution scolaire et les adultes valorisent (voir Gabarino et Ollivier, 2020).

Cela suggère la nécessité de récupérer, en classe, les formes de communication des jeunes pour construire de nouveaux savoirs langagiers et de nouvelles compétences, ainsi que porter un regard critique sur les stéréotypes linguistiques. Certaines propositions didactiques actuelles tentent justement d’intégrer le capital linguistique des adolescents, en faisant ressortir leurs biographies langagières, leurs formes de communication avec les pairs, et, à partir de celles-ci, fonder des activités de classe motivantes, axées sur le quotidien des adolescents comme levier pour traiter les compétences académiques que l’institution éducative cherche à faire acquérir. 

 

Remarques finales

La parole plurilingue est inhérente à l’apprentissage, elle favorise la participation fluide et l’acquisition de l’expertise communicative qui permet, au fil du temps, l’utilisation de ressources appartenant à une seule langue quand la situation le demande. Pour cette raison, ces usages plurilingues ne doivent pas être proscrits, mais plutôt admis et devenir objet de réflexion avec les élèves. Les possibilités d’enregistrement qu’offrent les technologies permettent de recueillir ces pratiques à l’intérieur et à l’extérieur de la classe pour les examiner et les évaluer de manière formative.

La didactique des langues peut tirer profit des études en socialisation langagière pour forger son action sur les pratiques des apprenants en milieu scolaire et en dehors. Les adolescents arrivent aux institutions éducatives avec des bagages sociolinguistiques divers et apprennent de nouvelles ressources linguistiques non seulement dans les cours de langue et dans les salles de classe où le contenu du programme est enseigné en langues secondes ou étrangères, mais aussi avec leurs pairs et à travers les différents réseaux à leur portée.

“Didactiser” le plurilinguisme, comme le propose Duverger (2007) implique planifier l’éducation plurilingue dans l’établissement éducatif, à l’intérieur des matières et ne pas craindre les usages hybrides et provisoires des jeunes, car ils sont inhérents à l’apprentissage, mais aussi ouvrir les classes aux formats de contact avec les langues qui se produisent chez les adolescents dans leur vie quotidienne. 

 

Annexe : symboles utilisés dans les transcriptions

Intonation montante, descendante, maintenue / \ _
Pauses moins ou plus longues. .. …
Rallongement syllabique: :: 
Interruptiontexte-
Commentaires (commentaire)
Énoncés en catalan ou espagnolitaliques
Fragments incompréhensiblesxxx

 

Références

Duverger, Jean. (2007). Didactiser l’alternance des langues en cours de DNL. Tréma 28. Disponible sur https://trema.revues.org/302

Garbarino, Sandra et Ollivier, Christian (dirs.) (2020).  Pratiques plurilingües, apprentissage des langues et numérique. Apprentissage des langues et systèmes d’information et de communication, 23, 2. Disponible sur https://journals.openedition.org/alsic/

Nussbaum, L. (2013) Interrogations didactiques sur l’éducation plurilingue. Violaine Bigot, Aude Bretegnier et Marité Vasseur (eds.). Vers le plurilinguisme ? 20 ans après. Paris: Albin Michel, 85-93.

Soubrié, Thierry, Bigot, Violaine et Ollivier, Christian (dirs.) (2021). Littératie numérique et didactique des langues et des cultures.  Lidil, 63. Disponible sur https://journals.openedition.org/lidil/8568

Trimaille, Cyril, Pereira, Christophe, Ziamari, Karima, Gasquet-Cyrus, Médéric (dirs.) (2020). Sociolinguistique des pratiques langagières de jeunes. Faire genre, faire style, faire groupe autour de la Méditerranée. Grenoble: UGA Éditions. 

 

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