Le lexique, une composante actionnelle des tâches ?


Le lexique, une composante actionnelle des tâches ?

Monique Denyer

 

Plus un manuel ne se publie aujourd’hui sans se réclamer de l’approche actionnelle et, par conséquent, sans proposer des « tâches » comme objectifs ultimes de toutes les leçons ou unités (que les activités proposées portent ou non cette dénomination). Elles se caractérisent (ou devraient le faire) par une finalité extra-linguistique et par la mobilisation conjointe de plusieurs ressources (culturelles, textuelles et discursives, lexicales et grammaticales), s’opposant ainsi aux simples exercices.

Mais qu’en est-il de l’enseignement/apprentissage des diverses ressources ou composantes elles-mêmes que convoquent les tâches : est-il/doit-il être lui aussi actionnel et si oui, qu’est-ce que cela veut dire ?

1. Faut-il « actionnaliser » l’enseignement-apprentissage des composantes des tâches ?

Pour essayer de répondre à cette double question, interrogeons-nous d’abord sur ce que devrait être une ressource dans une perspective actionnelle et risquons la définition suivante : c’est un savoir – ou , mieux, une connaissance – , mobilisable, dans le contexte particulier d’une tâche. Et analysons chacun des mots-clés, dans le désordre.

Mobilisable… 

Chaque professeur, et même chaque étudiant, a bien conscience qu’il est plus facile de réciter une règle (d’accord du participe passé, par exemple, oui, même celle-là) que de l’appliquer dans une dictée (car il faut aussi penser à beaucoup d’autres choses) ou, pire, dans un écrit spontané (où il faut, de surcroît et prioritairement, prendre en compte la communication et le sens) . Or une tâche relève du troisième cas de production ; la « connaissance » de l’accord du participe passé doit y être «mobilisée », « activée » et non simplement « déclarée » ou récitée. Tout savoir linguistique devrait donc, dans une perspective actionnelle, pouvoir passer du stade déclaratif au stade procédural. Certains experts opposent ainsi les savoirs « morts » ou « inertes » aux savoirs – non pas vivants mais utilisables, ou encore mobilisables. L’étudiant de langue qui est un dictionnaire ou une grammaire ambulants (c’est mon cas en néerlandais, dans mon pays bi/trilingue, la Belgique) n’est pas pour autant bon communicateur (je suis incapable de tenir une conversation dans la langue de Vondel, ou d’Arno).

Adapté à un contexte particulier…

Que l’étendue de nos ressources soit importante ou non, qu’elles soient non seulement déclaratives mais aussi mobilisables, encore faut-il que nous sachions lesquelles privilégier dans chaque tâche particulière : un passé simple ? un passé composé ? ou un présent historique ? ou encore, un lexique châtié ? populaire ? voire argotique ? ou encore un récit ? une argumentation ? une description ? La mobilisation exigée par la tâche ne peut se faire indifféremment mais bien en fonction du contexte qu’elle impose. Ecrire ou parler, c’est choisir, en fonction du lieu (physique mais aussi institutionnel), du moment, de l’interlocuteur. Et en fonction du contexte, tout ne se vaut pas.

Savoir ou connaissance ?

Les deux termes peuvent se distinguer de la façon suivante : « un savoir est une donnée généralement admise par une société ; une connaissance est une donnée assimilée par un sujet, c’est-à-dire intégrée à l’ensemble de ses acquis antérieurs ; elle résulte d’un processus d’appropriation et peut donc différer un tant soit peu d’un individu à l’autre. » (v. Perrenoud). En fait de lexique, le savoir se trouve dans les dictionnaires ; la connaissance, dans le « lexique mental » de chacun et c’est là qu’elle se relie aux autres mots connus – ou plus exactement aux « signifiés » que chacun a construit des mots rencontrés et qui peuvent différer quelque peu selon la culture de chacun. La preuve ?

Si l’on vous demande de dessiner un fruit, auquel des deux ensembles suivants appartient le vôtre ?

Et votre représentation de la famille correspond-elle à celle de Djaili Amadou Amal (Les impatientes) : « Je n’étais pas que la fille de mon père. J’étais celle de toute la famille. Et chacun de mes oncles pouvait disposer de moi comme de son enfant » ? Étant donné que nous ne pouvons pas échapper à la construction culturellement marquée de nos lexiques mentaux personnels, il ne sert à rien de bourrer le crâne des apprenants de listes aseptisées ; mieux vaudrait amplifier l’extension des signifiés déjà existants en leur intégrant ceux de la culture et de la langue-cible. (v. Hamers et Blanc).

Conclusion 1

Une première conclusion s’impose donc : en toute logique, pour de simples raisons de cohérence interne et surtout d’efficacité, on devrait favoriser un traitement actionnel de l’enseignement des ressources lexicales impliquées dans les tâches ; il y aurait d’une part contradiction dans le maintien de deux approches relevant de paradigmes différents, mais, surtout, il est illusoire d’espérer obtenir une production finale actionnelle à partir de constituants « inactifs », inadéquats et non « assimilés ».

 

2. Comment « actionnaliser » l’enseignement-apprentissage du lexique ?

Pour que des ressources lexicales deviennent réellement « opér/actionnelles» en fin d’unité, c’est-à-dire pour qu’elles présentent les trois caractéristiques décrites plus haut, elles doivent subir un parcours de transformation long, distillé au cours des unités, et dont les étapes visent des objectifs cognitifs spécifiques. Leur opérationnalisation ne peut pas se faire d’un coup.

On distinguera ainsi

  • l’émission d‘hypothèses de sens
  • la construction des signifiés
  • la fixation des signifiés
  • l’entraînement systématique en contextes réduits

pour aboutir à la mobilisation en contextes larges et réels (tâches).

Tentons d’expliciter et d’illustrer ces différentes étapes, une à une.

Émission d’hypothèses de sens

À la lumière de ce qui vient d’être exposé, on comprendra aisément qu’il n’est plus admissible de présenter un lexique nouveau de la façon suivante :

 

Il ne sert à rien de prendre les apprenants pour des oies à gaver : qu’ils consultent ou non le mini-dictionnaire, ils n’en retiennent de toutes façons que peu de choses, tant il est vrai que « se poser une question et tenter d’y répondre produit une rétention en mémoire beaucoup plus forte que de simplement lire l’information » (v. Berthier) car il existe « une suprématie écrasante du cerveau « producteur » sur le cerveau « récepteur » » (ibid.). Procéder de la sorte, c’est donner et non faire construire , des savoirs et non des connaissances en faisant fi du contexte existant (et aidant).

Mieux vaudrait encourager à la mise en œuvre de stratégies de compréhension de lecture, qui tablent sur l’exploitation du contexte (proche ou large), sur la connaissance des mondes évoqués, sur l’exploitation du type de texte et de sa structure, etc. étant bien entendu qu’une compréhension exhaustive du texte n’est pas attendue (il ne faut d’ailleurs pas confondre difficulté du texte et celle de la tâche de compréhension, qui peut être globale, sélective ou détaillée), (v. Adams, Davister, Denyer).

De cet effort de compréhension – d’autant plus productif qu’il se fera en groupe – découle nécessairement une certaine acquisition lexicale, encore hypothétique sans doute, qu’il est cependant bon de déjà recenser comme le proposent les manuels de la collection Défi au moyen des « paniers de lexique » personnels :

Construction des signifiés

Dans un deuxième temps, il faudra faire confirmer – ou infirmer -, préciser, peaufiner, amplifier les hypothèses émises lors de l’étape de lecture/écoute précédente, en re-présentant les vocables nouveaux dans d’autres contextes et en y faisant associer des paraphrases, des illustrations, des mouvements, bref tous les modes d’explicitation possibles des signifiés. Cette phase s’amplifiera au fur et à mesure de l’apprentissage, se déployant largement dans les niveaux C.

Fixation des signifiés

Encore faut-il que les termes ainsi compris puissent être facilement convoqués lors des tâches ; ils doivent donc trouver leur place et se fixer parmi ceux déjà disponibles. Cette implémentation de nouveaux termes dans le lexique mental déjà existant trouvera des auxiliaires dans toutes les formes de synthèses pour autant qu’elles soient le produit des apprenants eux-mêmes. C’est le cas des cartes mentales, par exemple, qui présentent l’insigne avantage de permettre à leurs auteurs d’organiser les composantes lexicales selon les catégories et les connexions qui leur sont propres : les termes nouveaux deviennent ainsi de véritables « connaissances », au sens défini plus haut, et le lexique mental, un réseau de connexions susceptible de déclencher l’activation d’un ou plusieurs « circuits » de sens dès l’activation d’un mot : c’est un peu comme si l’allumage d’une ampoule entraînait celui de toute une guirlande.

Entraînement en contextes réduits

Enfin, il s’agira de passer à l’action, mais à pas comptés d’abord, c’est-à-dire dans des contextes réduits et sans (véritable) finalité extra-linguistique. Il s’agit de s’entraîner avant le match. C’est ici que le recours à nos bons vieux exercices retrouve toute sa place car l’entraînement ( « en salle ») reste indispensable pour que la mobilisation devienne la plus immédiate, la plus automatique, la moins coûteuse possible « sur le terrain » (lors des tâches). Néanmoins la progression vers ce que l’on pourrait appeler des « tâches intermédiaires » – mobilisant plusieurs ressources déjà et ayant une finalité autre que purement linguistique- favorisera un passage en douceur vers les tâches proprement dites. Ainsi s’interroger en duos sur la fréquence avec laquelle chacun accomplit des tâches domestiques non seulement fournit des informations intéressantes-voire étonnantes- sur un(e) condisciple (!) mais oblige à mobiliser le présent des verbes désignant des activités domestiques et les adverbes de fréquence (emprunté à Reporteros).

Conclusion 2

Ainsi, pour pouvoir mettre en oeuvre (“opér-actionnaliser”) une acquisition lexicale nouvelle dans une tâche objectif final d’une leçon ou unité d’apprentissage, il est nécessaire de :

  • prendre d’abord un contact personnel avec les termes
  • en faire une récolte motivée
  • en enrichir la compréhension
  • s’entraîner systématiquement à leur emploi
  • se les approprier en contextes restreints

avant de les intégrer dans la réalisation d’une tâche.

 

Bref, un enseignement actionnel du lexique devrait aider l’apprenant à construire un “matériau” lexical mobilisable parce qu’assimilé et contextualisable , grâce à une démarche cognitivement progressive.

 

Adams, Georges, Davister, Jean, Denyer, Monique, Lisons fûté, Bruxelles, De Boeck, 1992
Amadou Amal, Djaili, Les impatientes, 2020 (poche)
Berthier, Jean-Luc, Neurosciences cognitives au service de l’apprentissage, article publié sur le net
Hamers, Josiane, Blanc, Michel, Bilingualité et bilinguisme, Bruxelles, Mardaga, 1983
Perrenoud, Philippe, Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF, 1997

Voir la Rencontre virtuelle FLE à ce sujet animée par Monique Denyer
Voir le parcours pédagogique Lexique 

Newsletter pour les professeurs de FLE

Abonnez-vous